Que n’a-t-on déjà dit sur la Deuxième Guerre mondiale en France ? L’événement est l’un des plus documentés et étudiés de l’histoire contemporaine. Et pourtant.
Deux enquêtes publiées quasi simultanément rappellent qu’il est encore possible de découvrir cette période autrement. Deux corpus photographiques, inédit pour l’un, assez peu connu pour l’autre, viennent renouveler le regard sur cette période de l’histoire.
Des photos de Paris occupé
Le premier comporte plusieurs centaines de photos de la vie quotidienne de Paris pendant les premiers mois de l’Occupation, entre 1940 et 1942, principalement dans l’ouest de la ville et sa proche banlieue. Les photos représentent les soldats nazis, les parisiens vaquant à leurs activités, les rues vides souvent, loin de la fébrilité ordinaire. Le corpus est unique : hormis pour les photographes accrédités pour prendre les photos selon les commandes de l’occupant, photographier est tout simplement interdit et passible d’arrestation et condamnation. Alors, qui est le photographe, qui ne signe pas les clichés mais fournit les lieux et les heures de prise de vue, accompagnés de commentaires grinçants sur les soldats occupants ? Comment a-t-il accès à du matériel de développement et d’impression en pleine guerre ?
Sur les traces du photographe inconnu du Paris de l’Occupation est une enquête palpitante en cinq épisodes, menée par le journaliste et directeur adjoint de la rédaction du Monde, Philippe Broussard, lauréat du prix Albert-Londres en 2013. Il narre de sa plume remarquable les quatre années qui l’ont menée, d’indices en indices, à découvrir quelques-unes des personnes liées à l’histoire de ces photographies, longtemps sans pouvoir mettre un nom ni un visage sur celui qui porte l’appareil, bientôt identifié comme un classique Brownie. Au fil de l’enquête, se dessinent des postures complexes, où allégeances et loyautés sont mises à l’épreuve d’une survie tenant parfois au bon vouloir d’un collègue, à une simple parole, à une lettre postée ou à un silence. Comment vivre l’ordinaire dans une situation aussi peu ordinaire ?
Ces photos dévoilent quelque chose de la complexité de la période, dans leur simplicité et banalité apparente. Le corpus dessine le portrait de la ville occupée, transformée, changée, d’une manière peu connue. Ces images, à ce titre, sont exceptionnelles.
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Photographier le jour où Marseille entre en insurrection
C’est ailleurs et plus tard que nous emportent les images de Julia Pirotte, présentées par la journaliste Marina Julienne dans Le Journal du CNRS. Marseille libérée ! est un hommage au travail de photo-reporter de la militante, juive, communiste, polonaise et résistante. La Libération n’est pas venue uniquement par les plages de Normandie, mais également par la Provence à partir d’août 1944. Claire Miot, historienne à Sciences Po Aix, rappelle que la mémoire de l’événement a été occultée au moment de la guerre d’Algérie – les libérateurs de l944 étant devenus des partisans du putsch des généraux d’Alger de 1961…
Au-delà de ce rappel, les images de Julia Pirotte sont uniques à deux titres. D’abord, elles sont prises principalement avant l’arrivée des militaires des armées du débarquement. Sur les photos, ce sont les partisans, membres de la résistance, qui sont à l’œuvre, soutenus par la population civile. Pas de soldats français en ce premier jour… ce qui est également le signe d’un différend entre deux lignes au sein du Comité départemental de libération. Ce que documente Julia Pirotte, c’est l’action de l’insurrection soutenue par les communistes, à laquelle sont hostiles la SFIO et les généraux de l’armée française.
Outre cette action de résistants et de civils, les images de Julia Pirotte montrent aussi les femmes combattantes, actives aux barricades, impliquées dans les combats. Au point d’avoir résonné avec l’iconographie de la Commune, rappel trop dangereux pour une part des forces politiques engagées, qui préfèreront parfois retenir des images de la photographe celles représentant les femmes « à l’arrière », dans un rôle plus conventionnel. Le regard de la photographe sur ces femmes combattantes, à ce titre, est singulier, particulièrement intéressant.
Des séries aux antipodes ?
Les photos de Paris sous l’Occupation sont prises clandestinement, au péril de la vie de leur auteur. Julia Pirotte exerce à la vue de tous son activité de photo-reporter – au plus près des combats, exposant également sa vie – pour documenter ici, non l’Occupation mais un épisode de la Libération.
Chacun à sa manière, les deux photographes sont des témoins engagés. Le résultat de leur engagement, dans les deux cas, est un legs d’images particulièrement précieuses : des représentations de la vie quotidienne et des moments historiques. À chaque fois, ces images montrent certains des aspects de la guerre peu ou mal documentés : l’Occupation dans son quotidien, la Libération au plus près des partisans et de la société civile, des femmes en particulier.
La force de ces corpus, leur valeur, viennent de la posture particulière de leur auteur. Ainsi, « [les] photographies de presse de Julia Pirotte à Marseille offrent au lecteur local une vision de la Libération, présentée comme une « guerre populaire » typiquement française. Dans les photographies publiées dans l’organe du parti communiste, Rouge-Midi, et dans le journal de gauche La Marseillaise, la Libération est personnifiée par des portraits d’habitants, héros ordinaires qui ont pris les armes en des temps extraordinaires1». Le peuple est aux manettes de l’histoire : ce qui est au cœur du projet politique communiste est totalement intégré par la photographe. Elle ne photographie pas, par la suite, l’arrivée de l’Armée de libération dans la ville, ni les soldats qui seront présents dès le lendemain, offrant une facette particulière de ce moment historique. Plus largement, dans les journaux locaux, la libération de la Provence est présentée quasi exclusivement comme le fait du « peuple français », l’armée américaine, très présente, étant quasi occultée dans ces semaines de août et septembre 1944 – l’angle est modifié plusieurs fois dans les années ultérieures2. Par ailleurs, alors que nombre de ses images montrent des femmes combattantes, présentes au plus fort des combats, l’iconographie finalement publiée glisse rapidement vers des images plus classiques des représentations des femmes à la guerre, occupant des postes de soutien (distribution de nourriture, soins…)3. Outre les choix de la photographe, ceux des médias de l’époque participent d’un récit national et d’une mémoire évolutifs.
Les anonymes dans l’Histoire
Les deux séries proposées rappellent combien la documentation par des anonymes ou représentant le banal est précieuse. Loin des narratifs imposés, un tel regard décale les perspectives, ouvre de nouvelles fenêtres sur le quotidien tel qu’il est vécu et expérimenté, y compris par des groupes habituellement marginalisés. Vivre sous l’Occupation, être femme résistante participant à la Libération : l’invisibilisation de ces perspectives est un puissant indice des rapports sociaux et politiques à l’œuvre à l’époque.
Les deux enquêtes sont aussi un bel hommage aux archivistes des institutions tant privées (Le Printemps) que publiques. Sans leur travail, leur disponibilité aux requêtes des chercheurs d’un jour ou professionnels, beaucoup de choses resteraient totalement inconnues. À ce sujet, le Musée de la Résistance, où est conservé une grande partie des photos du Paris occupé, a lancé une campagne de souscription devant des coupes de financement publique.
Et l’ensemble rappelle l’importance de la photographie documentaire. Certes, les événements sont, ici, extra-ordinaires. Il n’empêche : ce que deviennent les images, 10, 20, 50, 80 ans plus tard, est tout sauf anodin. La photo a ses limites en ce qu’elle ne dit pas tout et ne propose que quelques-unes des facettes de la réalité. Précisément, c’est parce que l’on dispose de multiples facettes que l’on peut mieux cerner ce qu’il en est.
Pour aller plus loin
Sur Julia Pirotte :
Notes
- Diamond, Hanna, et Claire Gorrara. 2012. « Reframing War: Histories and Memories of the Second World War in the Photography of Julia Pirotte ». Modern & Contemporary France 20 (4). p. 456. https://doi.org/10.1080/09639489.2012.720434. Traduction libre. ↩︎
- Ibid., p. 457. ↩︎
- Ibid., p. 459-460. ↩︎